24 octobre 2007

La loi Leonetti. Regards du philosophe.

Intervention de Jacques Ricot, philosophe, lors de la journée d’études du samedi 2 décembre 2006 sur le droit des malades et la fin de vie.
lundi 16 juillet 2007
Je m’en tiendrai dans le présent exposé à quelques considérations sur la manière dont la loi Leonetti a été élaborée et sur des points précis concernant la rigueur du vocabulaire sur l’emploi des adjectifs accompagnant la notion d’euthanasie, la notion de dignité ou encore le suicide.


Un débat démocratique
La loi Leonetti promulguée le 22 avril 2005 n’est peut-être pas une loi parfaite, mais c’est une loi qui a été précédée par un débat exemplaire.
« La mort est une affaire personnelle qui n’appartient pas aux politiques » avait déclaré le Premier ministre exprimant en 2003 sa réticence à l’idée de créer une mission parlementaire sur la fin de vie, suite à l’émotion suscitée par la mort de Vincent Humbert. Cette mission a finalement pu se constituer et travailler dans la sérénité en procédant durant neuf mois à des auditions longues, variées et sérieuses, loin de la pression médiatique, tout en ouvrant certaines tables rondes aux journalistes même si la plupart d’entre eux les ont boudées. Fait rare qui honore le Parlement, dans un pays où la plupart des lois sont dues à l’initiative gouvernementale, la mission a débouché sur une proposition de loi de l’Assemblée nationale. On peut dire assurément que ce fut un moment exemplaire de la démocratie, sans taire cependant les ambiguïtés découlant d’une loi qui ne s’est pas limitée aux principes généraux en voulant plonger parfois très loin dans le détail des pratiques médicales, sans oublier non plus les inévitables remises en cause à venir dont le débat au Sénat, le 12 avril 2005, a donné un avant-goût.
M. Jean Leonetti, le président de la mission, a su créer une dynamique dans le travail des parlementaires, rendue possible par la coopération loyale des représentants de l’opposition, au premier rang desquels Gaëtan Gorce qui deviendra président de la commission spéciale chargée d’examiner la proposition de loi avant le débat parlementaire. La recherche patiente d’un consensus, honnête et sans esprit de rivalité, a permis de trouver un terrain d’entente, malgré la présence de différentes sensibilités qui ne correspondaient ni aux appartenances politiques ni aux convictions religieuses éventuelles. Ainsi Henriette Martinez, députée UMP, avait souhaité qu’on aille plus loin en ouvrant la voie à une légalisation de l’euthanasie alors que Claude Evin et Paulette Guinchard-Kunstler, députés PS estimaient, au contraire, qu’il fallait s’en tenir à la rédaction de la loi.

Rôle de la loi
Cette loi permet-elle de « régler » l’affaire Humbert, à l’origine de l’activité parlementaire ? Observons d’abord que cette question recèle un présupposé, qu’on n’est pas obligé de partager, suivant lequel une loi intuitu personæ était souhaitable.
La loi n’a pas vocation à régler des cas particuliers, surtout lorsqu’ils sont à haute teneur émotionnelle. Ne demande-t-on pas, au législateur, comme d’ailleurs au juge, de se tenir à distance de l’enfièvrement ? La loi ne vise-t-elle pas le général et non le particulier pour lequel, comme on le sait depuis Aristote, il existe l’équité qui permet d’être juste dans une situation marquée par la détresse ? Car il se trouve des situations où l’on ne peut pas faire autrement que de transgresser ses propres principes, non pas en raison d’un laxisme coupable ou d’une négation de la loi, mais, plus prosaïquement, parce que l’on n’a pas pu faire autrement. Mais la transgression d’une loi n’a rien à voir avec sa négation. Et ce n’est point parce qu’il peut arriver qu’on soit obligé de transgresser la loi que celle-ci devient obsolète. L’exception à la loi, la transgression de la loi ne sont pas sa négation. Paul Ricœur l’a dit très nettement : « Qu’est-ce qu’une exception pour laquelle il n’y aurait pas de règle ? A-t-on oublié la réflexion d’Aristote sur l’équité confiée au sage lorsque la loi, trop abstraite et trop générale, ne peut plus prononcer une parole de justice dans une situation concrète marquée par l’urgence et la détresse (1) ? ».

Le précédent hollandais
On sait que les Pays-Bas ont légalisé l’euthanasie et les députés ont été naturellement intéressés par la situation de ce pays. Et ils ont fait trois constats.
D’abord, les Pays-Bas n’ont pas mis fin aux pratiques d’euthanasie clandestine, alors que l’un des arguments récurrents des partisans d’une légalisation de l’euthanasie, est qu’une codification claire des cas où l’euthanasie serait licite (les critères de minutie) entraînerait de facto la fin des euthanasies cachées et donc la fin de l’hypocrisie. Or les statistiques les plus sérieuses recueillies sur ce point aux Pays-Bas démontrent exactement le contraire : l’idéologie néerlandaise de la transparence n’empêche pas près d’une euthanasie sur deux d’échapper au regard du droit. Ensuite, les parlementaires français les plus attentifs ont pu mesurer combien l’interdit du meurtre possède une fonction positive qui oblige à l’invention. Ils ont ainsi pu constater que beaucoup d’euthanasies pratiquées officiellement aux Pays-Bas dans les années quatre-vingt-dix n’auraient pas eu lieu si les soignants avaient davantage été formés aux soins palliatifs. Enfin quelle signification sociale aurait revêtu une loi qui aurait mélangé des pratiques médicales raisonnées et la dépénalisation de l’euthanasie ? Cette dernière ne pourra jamais représenter une relation de soin puisque, au contraire, elle l’interrompt.

Adjectifs fautifs
Respecter la vie. Accepter la mort, le rapport rendu par Jean Leonetti, se terminait par une proposition de loi qui, après avoir subi quelques modifications lors du travail en commission avait été votée à l’unanimité (moins trois abstentions) à l’Assemblée nationale le 30 novembre 2004 avant d’être ratifiée par le Sénat le 12 avril 2005.
Cette loi a le mérite de mettre fin à des ambiguïtés liées à l’usage de deux adjectifs qui perturbent une appréhension correcte de la question de l’euthanasie. Il s’agit de la notion d’euthanasie « passive » et de celle d’euthanasie « indirecte ».
Ce que l’opinion désigne couramment par l’expression d’« acharnement thérapeutique » est clairement récusé dès l’article premier qui stipule que les actes médicaux « ne doivent pas être poursuivis par une obstination déraisonnable ». Le législateur n’a pas obscurci le débat en parlant ici d’euthanasie « passive ». En effet cette expression peut signifier tout et son contraire puisque certains interprètent le refus de l’obstination déraisonnable comme la conséquence d’une intention de faire mourir alors qu’il s’agit très exactement d’une omission qui accepte que la mort survienne mais sans chercher à la provoquer. Certaines omissions peuvent être euthanasiques, mais la plupart ne le sont pas.
L’article 2 autorise expressément le corps médical à utiliser des antalgiques dont l’effet prévu mais non voulu serait de hâter la mort. « Si le médecin constate qu’il ne peut soulager la souffrance d’une personne, en phase avancée ou terminale d’une affection grave et incurable, quelle qu’en soit la cause, qu’en lui appliquant un traitement qui peut avoir pour effet secondaire d’abréger sa vie », l’application de ce traitement n’est point passible de poursuites. L’article 37 du Code de déontologie médicale qui exigeait du médecin qu’il s’efforce en toutes circonstances de soulager les souffrances du malade s’en trouve éclairé. On ne saurait ici parler d’euthanasie « indirecte », puisque la fonction de cette épithète est seulement de brouiller les faits en assimilant cet acte au fait de supprimer le malade alors qu’on a voulu sincèrement le soulager malgré les conséquences possibles quant à la durée de sa vie. Bien entendu, cela n’autorise nullement le médecin à utiliser un surdosage d’antalgiques par rapport à ce qui est strictement nécessaire, en transformant la dose requise par le soulagement de la douleur en injection létale. Pas davantage, les substances qui sont de véritables « pistolets chimiques », selon l’expression employée lors du débat parlementaire par le professeur Fagniez, ne sauraient être admises : « On peut donner de la morphine, expliquait ce député, membre de la mission, car c’est un médicament qui est fait pour soulager les malades. Mais jamais – et il faut que ce soit écrit – on ne peut administrer de chlorure de potassium, qui n’a jamais été un traitement contre la douleur. Il en est de même du curare, qui non seulement ne soulage pas la douleur, mais entraîne des désagréments supplémentaires. Un antalgique majeur peut en revanche être utilisé même s’il doit avoir pour effet d’abréger la vie, encore que l’augmentation de la dose puisse avoir pour effet, parfois, de prolonger la vie. ». Ce député visait-il le geste du docteur Chaussoy qui avait cru devoir accompagner le débranchemement du respirateur qu’il avait installé peut-être imprudemment ? Il est permis de le penser.
Le débat entre les sénateurs a été très imprécis sur ces questions si l’on examine la manière dont certains d’entre eux ont essayé de réintroduire les adjectifs fautifs. On peut d’ailleurs se demander si les documents de travail du Sénat, élaborés par les responsables des études de législations comparées dans leurs documents respectifs de 1999 et de 2004, n’ont pas contribué à opacifier l’approche de certains sénateurs, en raison de l’utilisation peu cohérente des notions d’euthanasie « passive » pour désigner le refus de l’obstination déraisonnable et d’euthanasie « indirecte » pour qualifier la possibilité de traiter les douleurs en assumant le risque de hâter la mort.

La dignité
Dans une libre opinion très critique à l’égard de la loi Leonetti (libre opinion curieusement publiée dans une rubrique d’analyse), une journaliste a posé la question suivante.
« Comment la loi peut-elle, d’un côté, réaffirmer le respect et la dignité du malade, lui donner le droit de "refuser tout traitement", introduire les directives anticipées, autoriser le médecin à soulager la douleur au risque d’abréger la vie (reconnaissance du "double effet"), refuser toute "obstination déraisonnable" et, de l’autre, prôner uniquement le "laisser mourir" ? Cette "troisième voie à la française" - ni statu quo ni dépénalisation de l’euthanasie comme aux Pays-Bas ou en Belgique - est-elle tenable ? "Le médecin sauvegarde la dignité du mourant", souligne à plusieurs reprises la loi. Mais sans jamais définir cette "dignité". » (2)
La journaliste n’a pas cherché à définir la notion de dignité qui a reçu pourtant ses lettres de noblesse dans la Déclaration universelle des droits de l’homme du 10 décembre 1948. « Considérant que la reconnaissance de la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine et de leur droits égaux et inaliénables constitue le fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde […] l’assemblée générale proclame […] :
Article premier - Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. »
La dignité humaine ainsi entendue n’est pas une qualité que nous possédons par nature comme telle caractéristique physique ou psychique, elle n’est pas une détermination de l’être humain, elle est le signe de son intangibilité, renvoyant à la valeur absolue accordée à la personne humaine en sa singularité, valeur inconditionnelle qui jamais ne peut être perdue. Nul n’a le pouvoir de renoncer à sa dignité car elle ne dépend ni de l’idée que l’on se fait de soi-même, ni du regard posé par autrui.
Le psychanalyste Emmanuel Goldenberg avait remarqué dès 1986 les graves confusions entourant cette notion. « Je crois que les gens qui parlent de dignité dans la mort établissent une confusion. La Dignité, qui s’écrit avec un grand D, et qui renvoie à la notion de personne, à ce que j’appelais la singularité du sujet, est confondue avec la surface des choses, les apparences d’une dignité – d minuscule – qui serait susceptible de disparaître dans la dégradation physique ou le vieillissement. Une telle dignité, de surface et non d’essence, me semble témoigner de la difficulté qu’ont ceux qui en parlent, à accepter, réellement, cette mort, que pourtant ils réclament. (3) ».
Le CCNE (Comité consultatif national d’éthique) avait dit avec netteté en 1991, « La dignité de l’homme tient à son humanité ». Ce sens ontologique et axiologique de la dignité est souvent occulté dans les débats autour de la notion. Par exemple, le Docteur Cohen, président de l’ADMD (Association pour le droit de mourir dans la dignité), auditionné par le Sénat le 2 février 2005 considère, en négligeant le sens ontologique, que la dignité « peut s’apprécier soit à travers le regard porté par les autres sur une personne, soit par le regard que l’individu porte sur lui-même ». De son côté, le président du CCNE, le Professeur Didier Sicard, auditionné parle Sénat le 9 mars 2005, a prévenu, concernant le droit des malades à mourir dans la dignité, contre toute tentative d’utilisation abusive de ce mot, « la dignité étant une notion très personnelle, qui ne peut être jugée de l’extérieur par un tiers ». Par cette formulation consignée dans le compte rendu officiel des auditions du Sénat, le président du CCNE a paru donner du crédit à une conception subjectiviste de la dignité.
Or, étayant le préambule et l’article premier de la Déclaration universelle, une philosophie, comme celle de Kant, rappelle ce qu’est la dignité. « La valeur de ce qui n’a pas de prix, ni même de valeur quantifiable : objet non de désir ou de commerce, mais de respect. « Dans le règne des fins, écrit Kant, tout a un prix ou une dignité. Ce qui a un prix peut aussi bien être remplacé par quelque chose d’autre à titre d’équivalent ; au contraire, ce qui est supérieur à tout prix, ce qui par suite n’admet pas d’équivalent, c’est ce qui a une dignité » (Fondements de la métaphysique des mœurs, II). La dignité est une valeur intrinsèque absolue. C’est en quoi, écrit encore Kant, « l’humanité elle-même est une dignité : l’homme ne peut être utilisé par aucun homme (ni par autrui ni par lui-même) simplement comme moyen, mais doit toujours être traité en même temps comme fin, et c’est en cela que consiste précisément sa dignité ». La dignité d’un être humain, c’est la part de lui qui n’est pas un moyen mais une fin, qui ne sert à rien mais qu’il faut servir, qui n’est pas à vendre et que nul pour cela ne peut acheter. Si l’esclavage et le proxénétisme sont indignes, ce n’est pas parce qu’ils supprimeraient la dignité d’un individu, c’est un pouvoir qu’ils n’ont pas mais parce qu’ils la nient ou lui manquent de respect. (4) ».
On peut ajouter à ces considérations d’une rigoureuse orthodoxie kantienne la remarque de Paul Valadier qui observe que l’homme « n’est pas d’abord respectable par ses qualités éminentes, ses traits nobles et élevés, mais justement là où il perd les traits de cette sublimité. Là où ayant perdu forme humaine, il est remis à la sollicitude de ses frères/sœurs en humanité (5) ». Par exemple, Œdipe s’est exilé de la plus commune humanité en transgressant les interdits les plus fondamentaux puisqu’il est meurtrier de son père et incestueux envers sa mère. C’est alors que Sophocle lui fait dire : « C’est quand je ne suis plus rien que je deviens vraiment un homme (6) ». Cette intuition de Sophocle est confortée par le prophète Isaïe lorsqu’il décrit le serviteur souffrant « qui n’a plus d’apparence humaine, rebut de l’humanité et cependant porteur du salut de cette même humanité qui le rejette, porteur au moins en ce sens que cette humanité est convoquée à se reconnaître en lui et à confesser sa solidarité à son égard (7). »

Suicide
Lors de la table ronde réunissant des philosophes dont je faisais partie, le 17 décembre 2003, les membres de la mission parlementaire avaient voulu réfléchir sur un éventuel droit au suicide. La question était judicieuse, car c’est souvent au nom d’un prétendu droit au suicide que l’on argumente parfois en faveur d’un droit à l’euthanasie.
« Est-on en droit de choisir sa mort ? ». André Comte-Sponville avait répondu affirmativement, en se référant à des suicides célèbres dont celui du philosophe Gilles Deleuze (son suicide n’est d’ailleurs pas démontré, car sa défenestration a pu être le résultat d’un chute après une sensation d’étouffement qui lui aurait fait ouvrir sa fenêtre précipitamment), mais Nicolas Aumonier et moi-même avions répondu autrement.
André Comte-Sponville avait affirmé textuellement : « A-t-on le droit de choisir sa mort ? La réponse me paraît évidemment « oui ». Je ne vois guère d’objection philosophiquement plausible que religieuse. Je ne connais pas un seul philosophe athée et très peu de philosophes antiques - mis à part Platon, pour des raisons religieuses -, qui se soient prononcés contre le suicide. » Je me permets de reproduire ici la réponse que j’ai faite à André Comte-Sponville, telle qu’elle est consignée dans le compte rendu officiel des auditions de la mission.
Observons d’abord que notre tradition philosophique comporte essentiellement des prises de position hostiles au suicide. Pour des raisons assez différentes et qui, à mon avis, n’ont rien à voir avec des motifs religieux, les deux philosophes qui ont rayonné sur notre culture, Aristote dans l’Antiquité et Kant dans la Modernité, ont argumenté rationnellement contre le droit au suicide. Certes on trouvera des défenseurs de la mort volontaire, mais en nombre moins important qu’on ne le dit. Car, une fois qu’on a évoqué le stoïcisme romain, Montaigne, Montesquieu ou Nietzsche, il ne reste pas de penseur de premier plan pour argumenter en faveur d’un droit au suicide.
La question « Est-on en droit de choisir sa mort ? » peut revêtir deux significations. A-t-on le droit de se suicider ? A-t-on le droit de mourir ? Ce n’est pas la même question. D’un point de vue éthique, je défends la position consistant à affirmer qu’il n’existe pas un droit au suicide, alors que celui-ci n’est pourtant pas répréhensible juridiquement. Cette position me paraît parfaitement soutenue par l’état actuel de notre droit. En effet, jusqu’en 1791, le suicide était non seulement réprouvé moralement, religieusement et socialement, mais il était juridiquement sanctionné. Il a été décriminalisé sous la Révolution, parce que nous sommes passés - légitimement - à son égard d’une attitude de réprobation à une attitude de compassion. Le suicide est un acte singulier, puisque celui qui met fin à ses jours est à la fois meurtrier de lui-même - d’où l’étymologie du mot suicide (sui cædere, se tuer soi-même) - et en même temps sa propre victime. Notre regard a évolué pour considérer que celui qui est le meurtrier doit être d’abord vu comme la victime du meurtre en question. Nous sommes donc passés, avec raison, de la réprobation à la compassion. Sommes-nous en train de glisser de la compassion vers l’approbation, voire l’admiration ? À chacun de répondre en conscience. En ce qui me concerne, lorsque j’ai appris que Gilles Deleuze, maître estimable en philosophie, s’était jeté par la fenêtre, je ne l’ai pas admiré, je ne l’ai pas approuvé, je l’ai plaint. Nous n’avons pas à faire autre chose ici que ce que le législateur nous a dit de faire concernant le suicide : c’est une possibilité, une éventualité que nous n’avons peut-être pas plus à condamner qu’à approuver, ni d’un point de vue moral, ni d’un point de vue juridique, mais certainement pas à applaudir d’une manière étrangement morbide.
Nous avons en commun, avec André Comte-Sponville, un de nos maîtres à penser, Marcel Conche. Et je me suis longuement entretenu de ces questions avec lui. Dans un beau livre où il répond aux questions d’André Comte-Sponville, il affirme : « La mort volontaire est pour l’heure à mille lieues de ma pensée. Je ne m’y résoudrai qu’à la dernière extrémité ». Il envisage donc la mort volontaire, mais il ajoute : « Aussi longtemps qu’existent des personnes auxquelles ma seule personne importe, voire pour certaines, leur est un bienfait, il n’est pas temps et il ne sera jamais temps de me donner la mort. On se suicide sans doute toujours parce qu’on est lâché par autrui et par sa faute. »
Je considère que cette restriction faite par Marcel Conche rejoint tout à fait celle faite par Sénèque pourtant défenseur de la mort volontaire quand il dit avoir pensé au suicide mais n’être pas passé à l’acte en pensant à la douleur que cela aurait pu provoquer chez ses proches. « Maintes fois je pris brusque parti d’en finir avec l’existence, mais une considération m’a retenu ; le grand âge de mon excellent père. Je songeai non pas au courage que j’aurais pour mourir, mais au courage qui lui manquerait pour supporter ma perte. Et c’est ainsi que je me commandai de vivre ; il y a des circonstances, en effet, où vivre est courageux. […] Ce qui n’a pas peu contribué à ma guérison, ce sont les amis, qui m’encourageaient, me veillaient, causaient avec moi et m’apportaient ainsi du soulagement. Oui, Lucilius, rien ne ranime et ne restaure un malade comme l’affection de ses amis (Lettre à Lucilius, 78, 2-4). » Voilà quelques-unes des réflexions que m’inspire la loi Leonetti. On le voit, la rigueur du vocabulaire, la réflexion sur la notion de dignité ou encore les considérations morales sur le suicide, sollicitent le regard philosophique et c’est ce que j’ai voulu montrer. Jacques Ricot, Caen, le 2 décembre 2006.

(1) Paul Ricœur, « Accompagner la vie jusqu’à la mort », Revue JALMALV, n° 64, mars 2001, p. 10.
(2) Sandrine Blancha