26 septembre 2008

Entretien exclusif avec Philippe DELMAS : pour une recherche en soins infirmiers


Il y a actuellement une montée en puissance de la revendication des infirmières à être reconnues comme n´étant pas que des auxiliaires médicales.

Comment définir l´infirmière du XXIe siècle ?

Elle est d´abord l´héritière d´un long passé, qui n´est pas uniquement religieux, contrairement à ce qui est souvent affirmé. L´origine des soins est très ancienne et remonte à la préhistoire où la femme avait déja desfonctions d´entretien de la vie. Les fondements scientifiques de la profession ont été posés au XIXe siècle par Florence Nightingale : les soins infirmiers envisagent la santé dans toutes ses potentialités alors que les soins médicaux portent d´abord sur l´organe malade. Ce sont les infirmières qui ont introduit des concepts comme ceux de stress, de bien-être, de qualité de vie, développés conjointement dans d´autres disciplines comme la psychologie puis, plus récemment, par les médecins. La plus-value qu´elles apportent est l´étude et l´opérationnalité de ces concepts dans les soins. Les pays anglo-saxons ont adopté très tôt les idées de Florence Nightingale, dès les années 1930, mais ce n´est que bien plus tard, dans les années 1960, que les premiers modèles conceptuels sont apparus, permettant de proposer une ligne de conduite pour les soins infirmiers. Il y en a actuellement une vingtaine, surtout d´origine anglo-saxonne. Tous les pays européens ont mis en place – ou vont le faire – une filière universitaire infirmière, conformément aux accords de Bologne de 2002 sur la réforme de la formation universitaire.
Et en France ?
La France est restée très à l´écart de cette évolution internationale. La profession y est sous l´emprise de la médecine. En effet, les médecins ont très tôt pris le pouvoir dans les hôpitaux, qui se sont organisés autour de l´examen clinique et de la visite médicale, avec les succès que l´on sait. Ils avaient besoin d´un personnel restant au chevet des patients, afin de surveiller les paramètres biologiques. Ces auxiliaires médicales furent et sont les infirmières.
Il existe pourtant un décret de compétences qui définit le « rôle propre » de l´infirmière.

Oui, mais en pratique, il est très peu appliqué. Le champ d´investigation propre à l´infirmière est double : la promotion de la santé et la prévention. Ainsi les programmes d´éducation thérapeutique les plus pertinents ont été développés et évalués à partir de modèles issus à la fois de la psychologie, de la sociologie et des sciences infirmières. Par exemple, notre association de recherche (Unité de formation et de recherche en sciences infirmières [UFRSI]) est en train d´évaluer deux programmes qu´elle a construits pour l´éducation du diabétique, l´un portant sur le déclenchement du comportement observant (readiness), l´autre sur les facteurs psychosociaux qui peuvent soit freiner, soit faciliter l´observance.
L´observance est du ressort des infirmières ?
Non, elle concerne tous les professionnels qui collaborent pour le bénéfice du patient. Mais les grilles de lecture de l´infirmière et celles du médecin ne sont pas les mêmes. Le médecin s´intéresse plutôt à l´information sur le traitement, par exemple sur ses effets secondaires. L´infirmière part de modèles psychosociaux pour s´intéresser à la qualité de vie, au bien-être, concepts que la profession manie depuis longtemps, aux stratégies utilisées par les patients pour observer ou au contraire fuir le traitement, aux phénomènes de déni, etc. Ces modèles, et son expérience, lui permettent d´anticiper le comportement de tel patient.
Qu´est-ce qui empêche le médecin d´en faire autant ?
C´est une question de formation et de temps. Le médecin est formé à lutter contre les maladies au moyen d´un modèle biomédical, issu des sciences biologiques et statistiques et obéissant à une logique qui remonte des effets aux causes, des symptômes au diagnostic, et de là au traitement. Ce modèle est incontestablement efficace, mais il réduit la santé à l´absence de maladie. Dans les pays anglo-saxons, les rôles du physician et de la nurse sont bien répartis (ce qui ne veut évidemment pas dire que leurs systèmes de santé sont meilleurs que le nôtre) : les médecins pratiquent l´approche du cure pour soigner les patients, les infirmières s´inspirent de celle du care pour développer leur intervention. Ces deux attitudes sont complémentaires et favorisent une prise en charge holistique du patient. Cela ne pose de problème à personne et n´a pas empêché le développement d´un fort courant de médecine « humaniste » depuis les années 1970, issu des sciences humaines. En France, on peut envisager des recherches communes aux généralistes et aux infirmières, par exemple sur les facteurs d´observance.
Vous venez pourtant de dire que les infirmières françaises sont soumises au modèle médical.
Les sciences infirmières explorent un champ de pratiques. Même si elles tiennent compte des connaissances du modèle médical, les infirmières développent leurs compétences propres au fur et à mesure de leur expérience, mais avec une perte de temps, d´énergie et d´efficacité considérable parce qu´elles ne bénéficient pas, en France, de l´apport des théories infirmières, marginales ici, académiques partout ailleurs. Elles ne savent pas exprimer et approfondir ce qu´elles observent. C´est pour cela que l´instauration d´une filière universitaire infirmière est capitale : elle permet à la fois la reconnaissance par es pairs et par les autres professionnels. Dans les hôpitaux anglo-saxons, les directrices de soins sont d´autant plus respectées qu´elles font une carrière universitaire et des travaux de recherche de bon niveau.
Que pensez-vous des projets de maisons de santé pluridisciplinaires ?
Ils vont dans le bon sens, mais ces maisons restent dirigées par des médecins. Il faut ici aussi s´inspirer des pays anglo-saxons et créer des centres de santé communautaires, axés sur les besoins de la population locale. Comprenant un personnel infirmier et social hautement qualifié et dirigés par un administratif, ils se chargent de débroussailler les problèmes et organisent des programmes d´éducation à la santé. Les cas qui dépassent leurs compétences sont orientés vers un médecin, qui peut exercer ou non dans une maison médicale. Non seulement ils permettent à chacun de faire ce qu´il sait faire et d´améliorer la prise en charge des patients, mais ils dégagent aussi des économies financières très importantes.
Quatre infirmières sur cinq exercent actuellement à l´hôpital. Faut-il inverser la proportion ?
C´est une question très complexe, qui demande une réflexion collective, notamment au sein du Conseil de l´Ordre des infirmières. La France est un des pays qui a le plus d´infirmières à l´hôpital et en même temps qui en manque en ville. Mais les hôpitaux ne savent pas garder les leurs en l´absence d´une politique d´attraction et de fidélisation. En outre, elles sont mal rémunérées et n´ont quasiment aucune perspective de carrière autrement que hiérarchique. La pénurie devient alarmante dans certaines régions comme l´Île-de-France, mais à l´heure actuelle rien n´est fait pour les retenir. Le défi de la prise en charge des maladies chroniques, et de celle des personnes âgées nécessite de repenser l´organisation des soins sur le territoire. Il n´a jamais été aussi important de travailler en collaboration entre professionnels pour le bien de la population. Dans ce champ d´investigation, l´apport autonome des infirmières est important, il suffit d´ailleurs de se référer à la littérature. En France, si nous voulons avoir le même type de prestation, il faudra leur laisser la place et le pouvoir.
Êtes-vous favorable aux transferts de compétences préconisés par la HAS ?
C´est un sujet d´actualité brûlant que nous ne pouvons pas ignorer. Ce qui est sûr, c´est que la profession ne veut pas d´un transfert de tâche médicale renforçant la perception d´être « la petite main du médecin. » Mais il me semble prématuré d´en parler avant la mise en place d´une filière universitaire infirmière et que l´Ordre des infirmières et celui des médecins puissent y travailler ensemble. ●

Perspectives pour la profession
Les premières élections départementales et régionales au tout nouvel Ordre des infirmières ont eu lieu cette année. Les élections au Conseil national auront lieu en novembre 2008. La création d´une filière licence-master-doctorat (LMD) en sciences infirmières est une revendication ancienne de la profession, qui s´appuie sur les recommandations européennes émises à Bologne en 2002. Un rapport de l´IGAS sur l´instauration du LMD pour les professions de santé sera remis à Valérie Pécresse (ministre de l´Enseignement supérieur et de la Recherche) le 24 septembre.

“ Cet entretien est paru dans la Revue du praticien médecine générale numéro 805 du 16 septembre 2008. Sa version complète est disponible sur Carnets de santé à l’adresse : http://www.carnetsdesante.fr/spip.php?article262

Propos recueillis par Serge Cannasse - Egora.fr - Mercredi 24 Septembre 2008